En Afrique de l’Ouest et plus précisément en Côte d’Ivoire, la prise de la parole publique s’est constituée dans des espaces originaux s’appuyant sur des lieux de sociabilité ordinaires ; les grins. Le terme grin utilisé couramment en langue Dioula ou Malinké renvoie au « lieu où les gens se rassemblent » ou plus précisément au « lieu de la discussion », désignant des causeries autour du thé vert à la menthe sur des thématiques diverses comme les faits de société, le sport et surtout les faits politiques.
Mais bien
plus que des lieux de causerie, les grins sont des espaces de construction
identitaire. À ce titre, l’origine Malinké du vocable grin n’est pas anodine.
Ces dernières années, la rue et les espaces publics en Côte d’Ivoire ont été
pris d’assaut et ont été idéologiquement structurés par les blocs politiques en
compétition. En effet, si l’ex-régime du Front populaire ivoirien et l’ensemble
de la « Galaxie patriotique » ont tenté de contrôler l’espace public avec les «
Parlements » et « Agoras », au niveau du Rassemblement des houphouëtistes pour la
démocratie et la paix on s’est engagé, à travers les grins, dans une forme de
prise de la rue beaucoup plus discrète, mais non moins cruciale.
Dans ce
contexte, les grins ont rapidement mis en évidence la construction d’une
identité « nordiste » qui se renforce à travers sa capacité à englober
l’ensemble d’une descendance Malinké mythifiée qui parlerait Dioula et qui serait
musulmane. Dès lors, par les grins, les populations se sentant, à tort ou à raison,
discriminées au nom de l’idéologie nativiste de l’ivoirité ont réinvesti une identité
englobante qui s’énonce sous la forme d’une communauté morale, porteuse d’une
solidarité spécifique entre « Nordistes ». Au nom de cette identité (ré)inventée,
les membres du grin se respectent et se soutiennent par des aides financières
ou symboliques.
En outre,
les grins sont des lieux de reproductions des inégalités sociales relatives à
certaines caractéristiques sociodémographiques. En effet, au sein des grins,
seuls les aînés – qui sont généralement les hommes adultes, lettrés, riches,
doués de compétences oratoires etc. – sont reconnus comme détenteurs de
l’autorité dans ces espaces. C’est à eux que les cadets sociaux (femmes, jeunes
etc.) laissent les meilleures places, les plus confortables, les plus
centrales. C’est à eux que l’on distribue le thé en premier, ce sont eux qui
peuvent prendre leur temps pour le boire. Sous cet angle, on peut donc percevoir
les grins comme de puissants espaces de socialisation, c’est-à-dire des lieux
d’apprentissage des savoir-faire et des savoir-être en vigueur au sein des communautés
qui les abritent.
Les grins
constituent enfin des espaces de « passage au politique », c’est-à-dire des lieux
de mobilisation et de recrutement militant et militaire (comme au plus fort de
la crise de contestation électorale de 2010-2011). On y vient également pour délégitimer
et/ou soutenir l’action des autorités politiques.
En
définitive, les grins sont non seulement des espaces de publicisation du savoir
de l’oralité, mais aussi des lieux de (ré) invention identitaire, de
socialisation et de participation politique. Il est à souhaiter que ces espaces
de prise de parole publique soient davantage ouverts aux points de vue
contraires à l’idéologie officielle qu’ils défendent afin de créer un modèle
inédit d’espace d’expression démocratique porté par les citoyens eux-mêmes.
Serge
Gohou (sociologue)