Dans la Bible, la première chose que Dieu invente après avoir créé l’univers, ce sont les vacances, ou plus précisément le temps du repos – sabbat. La Genèse nous dit en effet que Dieu Lui-même se met au repos et au chômage : « Au septième jour, Dieu chôma, après tout l’ouvrage qu’il avait fait » (Gn 2, 2).
Dieu, le premier inventeur des vacances
A travers ce langage imagé, la Bible veut nous faire comprendre que le temps du repos après le travail a intrinsèquement une signification religieuse. Le fait même de s’arrêter volontairement de travailler nous ouvre – peut être inconsciemment – au mystère de Dieu. De fait, l’homme qui suspend délibérément son travail accepte de se retrouver face à lui-même et à ses proches, et en définitive, il accepte d’entrer dans une nouvelle relation au monde et à tout ce qui l’entoure. C’est pourquoi d’ailleurs certains hommes ont peur de ces temps de non-travail.
Lorsque le travail cesse, ils
éprouvent un vide et même parfois une angoisse de ne plus avoir d’activité, et
de se retrouver face à eux-mêmes.
Par son labeur, l’homme construit et
réalise un univers à sa taille, à la mesure de ses idées et de ses ambitions.
Mais en s’arrêtant de travailler l’homme reconnaît et redécouvre sa véritable
place dans un univers qu’il n’a pas fait et qui est radicalement antérieur à
lui. C’est pourquoi le peuple d’Israël donnait tellement d’importance au temps
du sabbat qui avait lieu chaque semaine – et qui à certains moments couvrait
des périodes plus longues (cf. Lv 25).
Lors de chaque sabbat Israël acceptait
inlassablement de rompre avec son habitude de transformer et de dominer le
monde par son ouvrage. Il pouvait ainsi se rappeler que son être profond
échappe à son propre travail, qu’il ne s’est pas fait lui-même, mais qu’il sort
des mains d’un plus grand que lui. Nous savons combien le travail risque toujours
de nous mettre dans une illusion sur nous-mêmes– surtout si nous avons une
position de responsabilité et que tout nous réussit. Le temps du sabbat aide
l’homme à lutter contre cette illusion en l’obligeant à ne pas se résumer à son
travail ou à la position qu’il occupe dans la société.
Du sabbat aux
vacances d’aujourd’hui
Il est important de redécouvrir cette
signification originelle de ce temps de repos que nous appelons aujourd’hui les
« vacances ». En réalité, le terme même de « vacances » est tardif et il
oblitère la dimension intrinsèquement religieuse du sabbat. De fait, les
vacances au sens moderne du mot ont commencé à apparaître avec les sociétés
urbaines du XIX siècle. Durant ces périodes, les classes supérieures de la
société quittent leurs demeures principales – laissées « vacantes » – pour
rejoindre des résidences secondaires.
Les vacances renvoient bien à un temps
de repos et de cessation du travail, mais leur signification est beaucoup plus
restreinte puisqu’elles sont uniquement destinées à ceux qui ont les moyens de
dépenser leur argent dans des loisirs et des voyages.
Dans cette perspective, au lieu de
mettre l’homme dans une nouvelle relation vis-à-vis de lui-même, du monde et en
définitive de Dieu, les vacances de l’homme contemporain risquent au contraire
de le maintenir dans la logique de la société de consommation. Après avoir transformé
le monde par son travail, l’homme continue de garder avec lui un rapport de
domination, d’usage et de consommation. De fait, jusque pendant ses temps de
vacances, il faut encore que le monde se plie à l’homme et à ses caprices afin
qu’il puisse en user et en jouir à sa guise, à la mesure de ses moyens.
Les vacances et
l’esprit de l’adoration
Si le chrétien veut occuper sainement
ses vacances, avant même de se demander quelle activité il va faire, il doit en
premier lieu chercher à changer d’état d’esprit. Le chrétien doit d’abord
retrouver le sens originel des vacances, comme un véritable repos qui le sort
du rapport habituel qu’il entretient avec le monde. Pendant le temps de ses vacances,
le chrétien a-t-il réellement accepté de lâcher prise, d’entrer dans une
nouvelle relation avec les choses et les êtres qui l’entourent et surtout avec ses
proches en dehors de toute logique d’efficacité et de consommation ?
Cet état d’esprit en ce qu’il a de
plus profond est celui de l’adoration – qui est beaucoup plus large que les
temps de prière que nous pouvons prendre.
L’adoration consiste précisément à
reconnaître dans tout notre être que nous dépendons de quelqu’un qui est
radicalement antérieur à nous. Ce rapport de dépendance est foncièrement
inaccessible à notre travail et même à tout ce que nous pourrions faire ou
apporter. C’est d’ailleurs là la différence entre l’adoration et les autres
formes de prière.
Par exemple, dans l’action de grâce,
la louange ou la prière de demande, nous apportons encore quelque chose afin de
nous tenir devant Dieu. Nous apportons le motif de nos actions de grâce et de nos
louanges, ou nous apportons encore la matière de nos demandes etc. Mais dans
l’adoration, nous n’apportons rien, et même plus précisément nous nous tenons
devant Dieu avec notre néant car nous voulons reconnaître que tout vient de
Lui.
Par l’adoration nous vivons en quelque
sorte de l’acte créateur de Dieu qui nous a sorti du néant sans raison de notre
côté, mais uniquement parce qu’il nous a voulu pour nous-mêmes.
Ce bon vouloir de Dieu sur nous est
définitif et sans retour. L’amour personnel créateur de Dieu ne change pas, il
ne dépend en rien de ce que nous avons fait ni de ce que nous n’avons pas fait,
il est toujours antérieur à nos activités. Il ne faudrait pas penser qu’à un
moment donné Dieu cesserait d’aimer l’homme de cet amour créateur qui le sort
du néant et le fait être quelqu’un. C’est plutôt l’homme qui a un moment donné
n’a plus l’audace de vivre de cet amour éternel qui le porte parce qu’il n’ose
plus envisager combien le regard de Dieu est plus puissant et plus profond que
tout ce qu’il peut faire ou même que ses fautes. Ainsi, la Bible nous montre qu’après
la faute, Adam se cache derrière un arbre parce qu’il pense que Dieu le regarde
comme lui-même se regarde, c’est-à-dire à travers sa faute. Or, Dieu regarde
l’homme et même le recherche avec la même limpidité qu’avant : « Où es-tu ? »
(Gn 3, 9).
L’adoration, le
repos et le sabbat de l’homme
Dans cette perspective, l’adoration
est bien le repos le plus profond de l’homme, son véritable sabbat. De fait,
dans la société et le monde du travail, l’homme est constamment en situation de
devoir prouver qu’il vaut quelque chose. L’homme se tient devant les autres
hommes en masquant ses faiblesses et en faisant toujours attention à la manière
dont il va être jugé et regardé. Et c’est bien là ce qu’il y a de plus
fatiguant. Mais devant son Dieu créateur, l’homme n’a plus peur de ses
faiblesses, il peut se présenter devant Lui sans rien avoir à cacher ni sans
avoir à faire attention. L’homme qui adore sait que Dieu n’est pas gêné par sa
faiblesse, qu’il la connaît plus que lui-même et qu’Il vient déjà l’y retirer
constamment jusque dans son néant. Dans l’adoration, l’homme n’a rien à prouver
parce qu’il est porté par un amour créateur toujours antérieur à lui-même.
C’est dans l’adoration que l’homme
peut se « détendre » au sens fort, c’est-à-dire s’abandonner et s’en remettre à
un plus grand que lui sans aucune peur. Dans l’Evangile, le Christ révèle à l’homme
que le sens le plus profond du sabbat est en réalité celui du salut. « Vous
vous indignez contre moi parce que j’ai guéri un homme tout entier le jour du
sabbat ? » (Jn 7, 23).
C’est lors d’un sabbat que Jésus est
mort – « Ce sabbat était un grand jour » (Jn 19, 31) – afin de montrer à
l’homme qu’il ne serait pas d’abord sauvé par ses œuvres et son travail, mais
en acceptant avant tout d’être recherché gratuitement par Dieu jusque dans la
mort.
Comment le
chrétien doit-il vivre ses vacances ?
Pour le chrétien, l’esprit qui doit
animer ses vacances – ou plutôt son sabbat – n’est pas quelque chose de
secondaire, mais il touche et rejoint le mystère même de son salut. Le chrétien
n’est pas tenu d’avoir telle ou activité particulière pendant les vacances, ni
même seulement de prendre des temps de prière. La question qu’il doit se poser
est beaucoup plus profonde. Se sert-il de ce temps pour sortir de la logique
d’efficacité, de consommation et d’agitation qui finit par l’user ?
Redécouvre-t-il la profondeur des relations personnelles qu’il a tissées avec
ses proches, qui sont gratuites et qui échappent à son travail ? En définitive,
change-t-il son regard sur le monde et sur lui-même afin de réaliser qu’il ne
se définit pas par son travail ou ses exploits, mais par le regard d’un plus
grand que lui-même qui le porte depuis toujours ?
Frère Thibault