L’AMOUR DU PROCHAIN ET L’AMOUR DE SOI-MÊME « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Lv 19, 18). Par ce commandement, Dieu ne nous prescrit pas seulement d’aimer notre prochain, mais aussi et avant tout de nous aimer nous-même. En effet, comment pourrions-nous aimer notre prochain « comme nous-même », si nous ne nous aimons pas d’abord nous-même ? C’est ce qu’ont remarqué les Pères et les docteurs de l’Église depuis saint Augustin : « Quand il a été dit : Tu aimeras ton prochain comme toi-même, il était bien en même temps exprimé l’amour de soi-même » (De la doctrine chrétienne I, 27). Ce commandement divin est donc double, il renvoie aussi bien à l’amour du prochain qu’à l’amour de soi-même.
Saint Thomas
d’Aquin – docteur commun de l’Église – est sans doute un de ceux qui a le plus
développé cette explication. D’après lui, non seulement il faut s’aimer
soi-même, mais il faut encore s’aimer soi-même plus que le prochain. Thomas
d’Aquin affirme en effet que dans ce commandement Tu aimeras ton prochain comme
toi-même, il nous est clairement indiqué que l’amour de soi-même est la mesure
de l’amour du prochain, et que cet amour de soi-même est donc supérieur à
l’amour du prochain (Somme théologique, II-II, q. 26, a. 4). Thomas d’Aquin va
jusqu’à dire que nous devons nous aimer davantage que les plus grands saints –
davantage que la Vierge Marie –, parce que même si notre prochain est plus
saint que nous, il nous est bien prescrit de l’aimer « comme nous-même »,
c’est-à-dire à la mesure de l’amour que nous avons pour nous.
FORTIFIER
L’AMOUR DE SOI
Cette
approche peut sembler égoïste. Aimer l’autre, cela n’implique-t-il pas de se
décentrer soi-même et de s’oublier afin de donner toute la place à celui qu’on
aime ? Dire que la mesure de l’amour du prochain, c’est l’amour de soi-même, n’est-ce
pas tout ramener à soi-même de façon narcissique ?
Il y a
certes un amour de soi-même qui est réducteur, qui impose aux autres nos
caprices, qui nous empêche de les rencontrer et de les aimer tels qu’ils sont.
Mais ce n’est pas de cet amour de soi-même dont il est question ici. Dans le commandement
de Dieu Tu aimeras ton prochain comme toi-même, l’amour de soi-même renvoie à
un amour grand, celui par lequel Dieu nous apprend à nous aimer à partir de son
propre regard sur chacun de nous. Ceux qui ont rencontré le Christ ont fait
cette expérience personnelle d’avoir été regardés et aimés par Dieu au-delà de
tout ce qu’ils pouvaient imaginer. Ainsi, à la Samaritaine qui avait perdu le
sens de l’amour d’elle-même – en allant puiser de l’eau en plein midi –, le
Seigneur lui dit : « Si tu savais le don de Dieu… l’eau que je te donnerai
deviendra en toi source jaillissante en vie éternelle » (Jn 4, 10-14). Le
Seigneur lui a redonné le sens de l’amour d’elle-même et de sa dignité, comme à
Zachée qui avait honte de lui-même et s’était caché lorsque Jésus passait : «
Zachée, descends vite, car il me faut aujourd’hui demeurer chez toi » (Lc 19,
5). Jusqu’à son dernier souffle, le Christ cherche à redonner aux hommes le
sens de leur dignité en leur faisant comprendre que quoi qu’ils aient fait, ils
demeurent infiniment précieux et aimables aux yeux de Dieu. Au bon larron qui
avait perdu sa perdu sa réputation et qui connaissaient l’opprobre aux yeux des
hommes le Seigneur a affirmé : « Aujourd’hui, tu seras avec moi dans le Paradis
» (Lc 2 », 43). Le Christ nous réapprend donc en premier lieu à nous aimer
nous-mêmes.
Aimer son
prochain comme soi-même, c’est précisément regarder son prochain comme celui
qui, lui aussi, est aimé par Dieu jusqu’à l’excès. Seul celui qui a fait cette
expérience de l’amour de Dieu pour lui-même peut aimer son prochain comme lui-même.
De fait d’après l’Écriture, c’est bien à partir de l’amour de nous-mêmes en
Dieu que nous pouvons aimer nos frères : « Si Dieu nous a ainsi aimés, nous
devons, nous aussi, nous aimer les uns les autres » (1 Jn 4, 11). S’aimer
d’abord soi-même, ce n’est pas de l’égoïsme, mais chercher à tout vivre à
partir de l’amour personnel de Dieu à l’égard de chacun d’entre nous.
Aimer son
prochain comme soi-même, c’est en réalité partager avec son prochain le fait
d’être aimé par Dieu comme l’unique. C’est donc d’une certaine manière faire
surabonder l’amour que Dieu a pour nous-mêmes. La première retombée de ce commandement
divin n’est donc pas extérieure à nous, mais elle consiste à être fortifié dans
l’amour que nous avons pour nous-même. Si nous le comprenons bien, ce
commandement ne nous fait pas disparaître de façon anonyme devant notre prochain,
mais à travers notre prochain, il nous fait encore plus découvrir l’amour
personnel de Dieu pour nous. Arrêtons-nous sur deux cas extrêmes de l’amour du
prochain dans lesquels nous sommes appelés à redécouvrir de façon inattendue
cet amour de nous-même. D’une part dans le pardon à l’égard d’un proche qui
nous a blessé, puis dans l’aide que nous pouvons porter à une personne démunie.
LE PARDON
DE L’OFFENSE ET LA VICTOIRE DE L’AMOUR DE SOI-MÊME
Tout
d’abord, dans le cas du pardon à l’égard d’un proche qui nous a blessés, nous
pourrions être tenté de penser qu’il faudrait relativiser, voire faire disparaître
l’amour que nous nous portons à nous-même. En réalité il n’en est rien. Le
pardon relève d’abord d’une victoire de l’amour de Dieu sur notre propre cœur.
Pardonner à
notre prochain, ce n’est pas s’anéantir, ni se laisser écraser par lui, mais
c’est au contraire faire que notre cœur soit suffisamment grand pour ne pas
entrer dans le mécanisme autodestructeur dans lequel notre prochain nous a
entraîné.
Ainsi,
pardonner implique en premier lieu de redécouvrir l’amour de soi-même. C’est
premièrement pour nous que nous devons pardonner. En effet, parfois notre
agresseur nous a même oubliés, mais par amour pour nous-même, nous devons nous
en libérer et éviter de le réinviter régulièrement au-dedans de nous, en
ruminant le mal qu’il nous a fait.
Pour cela,
nous devons aller puiser la force auprès de Dieu lui-même. Le pardon relève en
effet d’un amour tout puissant et créateur qui fait toutes choses nouvelles et
qui est capable de reprendre notre cœur de l’intérieur. Le pardon se réalise
d’abord dans notre cœur, seul face à Dieu qui nous fait redécouvrir l’amour de
nous-même. Avant d’aller parler à notre prochain et de chercher à nous
réconcilier avec lui, il faut demander à Dieu qu’il nous fasse expérimenter à
nouveau la grandeur de l’amour qu’il nous porte et qui nous fait dépasser les
rabaissements et les injures que nous pouvons encaisser de la part des hommes.
Ce n’est
qu’en redécouvrant cet amour créateur et victorieux de Dieu pour nous-même et
sur notre propre cœur, que nous pouvons pardonner à notre prochain, et le temps
venu aller faire une démarche de réconciliation auprès de lui.
LES
PAUVRES SONT NOS MAÎTRES
L’amour pour
le prochain n’est pas un rabaissement qui nous ferait oublier l’amour de
nous-même. Cela est vrai du pardon qui réclame que notre cœur se fortifie et
soit victorieux au-dedans de nous-même. Cela est également vrai lorsque nous venons
en aide à une personne dans le besoin. Là aussi, nous pourrions penser que face
à un démuni, il faudrait avant toutes choses mettre de côté notre amour propre
à l’égard de nous-même afin de nous dévouer à son service. Il est vrai que
cette attitude de service exige que nous quittions notre confort et notre petit
horizon, mais c’est encore pour un élargissement de nous-même. « Les pauvres
sont nos maîtres » disait saint Vincent de Paul. Aider un démuni, ce n’est pas
seulement lui fournir des biens matériels de façon anonyme, mais c’est accepter
d’apprendre de lui, de le rencontrer, et de percevoir sa dignité personnelle
dans le regard de Dieu.
Cette
expérience nous renvoie encore à l’amour de Dieu à l’égard de nous-même, et
nous fait découvrir combien il dépasse les apparences extérieures dans
lesquelles se trouve notre prochain, et dans lesquelles nous pourrions nous
trouver nous-même un jour.
L’application
de ce commandement Tu aimeras ton prochain comme toi-même, ne consiste pas à
s’oublier de façon anonyme devant notre prochain, mais au contraire à redécouvrir
combien avec notre prochain nous sommes aimés de façon personnelle et unique
par Dieu. Dans le Christ, Dieu veut se servir de tout pour nous faire mieux saisir
la profondeur de son amour personnel pour nous. Il se sert aussi bien des
personnes qui nous ont blessé au-dedans de nous-même, que des personnes qui
sont dans une situation de souffrance extérieure, afin de nous faire saisir
combien son amour dépasse notre propre faiblesse.
Les «
retombées » de ce commandement divin sont donc premièrement au-dedans de
nous-même et consistent à être puissamment fortifié dans l’amour personnel et
unique de Dieu pour nous.
Frère
Thibault