Formulée ainsi, la question pourrait faire croire qu’il existe une opposition binaire entre les attitudes qui consistent à ignorer ou à prendre en compte le regard des autres dans notre existence quotidienne. Si cognitivement on peut s’amuser à se définir comme étant conformiste ou anticonformiste, dans la réalité, le choix est plus complexe.
En effet, la
structuration du monde et des groupes humains rend illusoire l’idée même que
l’on pourrait se passer du regard
des autres. Ces ‘’autres’’ qui sont, par exemple, les parents, les
enseignants, les collègues, les groupes de pairs etc. sont des agents de socialisation.
Ce sont eux qui nous transmettent les valeurs et les savoir-faire
indispensables à une intégration sociale réussie.
D’ailleurs,
ce sont généralement sur ces ‘’autres’’ que l’on rejette la responsabilité de
l’incompétence ou de la déviance avérée ou supposée de l’individu. Des préjugés
courants ne trouvent-ils pas exclusivement l’origine de la « mauvaise éducation
» des enfants dans la « démission » des parents ou dans l’ « influence négative
» des groupes de pairs ? Il est plus que difficile d’imaginer que l’on puisse
se passer du regard des autres. Ce regard a le don d’ubiquité. Il nous suit
partout. Il scanne, analyse, interprète et juge nos moindres gestes, nous
contraignant beaucoup trop souvent à tenir compte de son jugement. Et pourtant,
dans le même moment, penser que les hommes tiennent toujours compte du regard
des autres relève de l’utopie. Nous avons tous, à un moment ou à un autre,
ignoré le jugement des autres.
De plus,
‘’être soi-même’’ ou ne pas faire dans le ‘’politiquement correct’’ sont
parfois considérées comme des valeurs dans un monde dominé par les pensées ou
les pratiques routinières et uniformisées.
Tout cela
montre bien qu’il faut donc sortir de la logique de l’opposition binaire qui
propose d’opérer un choix entre ignorer et prendre en compte le regard des
autres. Le paradigme à adopter ici doit être basé sur la conviction de
l’existence d’un engrenage dialectique sur le sort à réserver au regard des autres.
Plus clairement, il s’agit davantage de savoir à quel moment on devrait ignorer
ou tenir compte du regard des autres que de s’interroger sur laquelle de ses
deux postures l’on devrait porter son choix.
L’adoption
de ce paradigme permet alors d’envisager le fait qu’il existe des moments
propices à la prise en compte ou non du regard des autres. Lorsqu’on a la
conviction de réussir notre coup ou d’être dans le « vrai », la probabilité d’avoir
une oreille peu attentive aux opinions et pratiques des autres est très élevée.
Par contre,
on devient plus enclin à demander
conseil ou à faire comme tout le monde lorsque nous sommes dans
l’incertitude ou doutons de nos propres capacités à appréhender ou gérer la réalité
à laquelle nous devons faire face. Dans une autre perspective, il est également
possible de pratiquer ce que l’on pourrait qualifier de conformisme
d’innovation. Il s’agit ici d’accepter les objectifs proposés par le groupe ou
la société sans forcément utiliser les moyens socialement légitimes pour y
parvenir. À titre d’illustration, on pourrait souscrire à l’idée que la
réussite sociale correspond au fait d’avoir beaucoup d’argent sans forcément
utiliser la corruption qui, qu’on le veuille ou non, est devenue un moyen
‘’normal’’ d’accès et d’accumulation de capitaux économiques dans la plupart
des sociétés humaines.
Serge Gohou
(sociologue, contributeur)