Nous pourrions penser que la droiture et la sainteté de notre vie devraient être les premières conditions pour que notre prière soit efficace. Comment Dieu pourrait-il nous exaucer si nous sommes encore dans le péché ? Ne faut-il pas d’abord sortir de notre péché si nous voulons que Dieu entende nos prières ? Ce serait en effet se moquer de Dieu que de lui demander quelque chose, alors que notre vie n’est pas tout à fait droite.
Cette
position est couramment répandue aujourd’hui. On entend souvent de telles
affirmation dans des prédications : « Tu vis dans le péché et la fornication,
et tu penses que Dieu peut exaucer ta prière ? » … Pourtant, les docteurs et
les Pères de l’Eglise tiennent la position inverse. Lorsque Saint Thomas d’Aquin
– docteur commun de l’Eglise – se demande si la prière des pécheurs peut
obtenir quelque chose de la part de Dieu, il répond par l’affirmative (cf.
Somme théologique, II-II, q. 83, a. 16). Saint Thomas d’Aquin s’appuie
notamment sur l’autorité de Saint Jean Chrysostome qui affirme en commentant
l’Evangile : « Quiconque demande reçoit (cf. Mt 7, 8), c’est-à-dire : qu’il soit
juste ou qu’il soit pécheur » (Commentaire sur Matthieu, Homélie 18). C’est
également la position de Saint Augustin (cf. Commentaire sur Jean, traité 72).
Saint Thomas
d’Aquin précise bien évidemment que Dieu n’écoute pas les pécheurs lorsque leur
demande elle-même porte sur un péché, par exemple lorsqu’un voleur prie pour
que son coup réussisse, ou lorsqu’un meurtrier prie pour que son poison
agisse... Mais Saint Thomas affirme de façon audacieuse que Dieu écoute à la
fois l’homme pécheur et l’homme juste lorsque leur demande porte sur un bien
légitime – comme le pain quotidien, un travail, le mariage, etc.
Telle est la
doctrine de l’Evangile. La ferveur de notre désir est la première chose que
Dieu regarde dans notre prière, même si notre vie est encore marquée par le
péché et des ornières dont nous n’arrivons pas à sortir. Ainsi, lorsque Jésus
rencontre la Samaritaine au bord du puits, cette femme est dans une situation
compliquée : « Tu as eu cinq maris et celui avec qui tu es maintenant n’est pas
ton mari » (Jn 4, 18). Cela ne gêne pas Jésus d’éveiller en elle un désir ainsi
que le sens de la prière : « Si tu savais le don de Dieu et quel est celui qui
te dis : Donne-moi à boire, c’est toi qui l’aurais prié et il t’aurait donné
l’eau vive » (Jn 4, 10). Jésus n’attend pas que cette femme ait remis de
l’ordre dans sa vie pour accéder à ses demandes. Il répond tout de suite à ses
questions et vient d’emblée fortifier son cœur par sa grâce.
L’AUDACE
ET LA PERSÉVÉRANCE
Dieu n’est
pas une sorte de prince susceptible qui n’écouterait plus la prière de ses
enfants lorsqu’ils se sont détournés de Lui. Dieu est plutôt celui qui cherche
sans cesse à réveiller notre désir-que nous exprimons à travers la prière-même
si nous ne sommes pas encore sortis de notre péché. Lorsqu’un vrai désir commence
à apparaître en nous et qu’il porte sur un bien légitime, il ne faut surtout
pas abandonner ce désir sous prétexte que nous ne serions pas encore
véritablement convertis, mais l’exprimer comme une véritable prière auprès de
Dieu. Dieu « s’engouffre » dans ce désir afin de reprendre possession de notre
coeur. « Où es-tu Adam ? » (Gn 3, 9). Telle est la première question que Dieu pose
à l’homme qui vient de pécher. Dieu nous désire et nous cherche, plus que nous
ne le cherchons nous-mêmes.
La première
condition pour une prière efficace n’est donc pas d’abord que nous soyons sans
tache, mais que notre prière soit confiante et audacieuse, qu’elle s’appuie sur
le regard même de Dieu qui est plus grand que notre péché. Dieu n’est pas comme
les hommes, il écoute la prière de ses enfants quelle que soit la situation
dans laquelle ils se trouvent : « Si vous, qui êtes mauvais, vous savez donner
de bonnes choses à vos enfants, combien plus votre Père qui est dans les cieux
donnera-t-il de bonnes choses à ceux qui l’en prient ! » (Mt 7, 11). Souvent
notre prière n’est pas exaucée parce que nous manquons d’audace et de
persévérance. Nous laissons parfois le doute entrer dans notre esprit. Nous
n’osons plus croire que Dieu est un Père qui ne considère jamais avec malveillance
les bons désirs de ses enfants quelles que soient leurs conditions.
UN DÉSIR
TOUJOURS PLUS GRAND
En réalité,
les désirs de notre cœur que nous exprimons dans la prière ne proviennent pas
de nous mais de Dieu Lui-même. Ainsi, lorsque nous prions pour la guérison
d’une personne, Dieu désire déjà sa guérison infiniment plus que nous-mêmes ;
lorsque nous prions pour la paix, Dieu veut infiniment plus la paix que nous ; lorsque
nous prions pour la conversion d’un proche, Dieu veut déjà infiniment plus que nous-mêmes
que cette personne se convertisse et revienne à Lui. Nous pensons parfois à
tort que prier consisterait à éveiller un désir dans le cœur de Dieu, comme si
Dieu ne voulait pas déjà la conversion des hommes, la paix et leur guérison.
Prier consiste au contraire à entrer et à prendre part aux désirs mêmes du cœur
de Dieu, à travers les désirs que nous lui exprimons. Souvent, nous prions avec
une idée fausse de Dieu, comme s’il était extérieur à nos désirs, ou comme s’il
ne les connaissait pas lui-même. Le Christ nous met en garde contre cette
attitude : « Dans vos prières, ne rabâchez pas comme les païens (…), votre Père
sait bien ce qu’il vous faut avant que vous le lui demandiez » (Mt 6, 8).
La prière
nous fait découvrir la grandeur et la magnanimité du cœur de Dieu. Dieu
pourrait gouverner l’univers seul, mais de façon inimaginable, il veut que ses
créatures lui expriment d’abord leurs désirs dans la prière, afin qu’il
gouverne l’univers avec ses créatures. Lorsque nous prions, nous portons nos désirs
à Dieu afin qu’ils soient purifiés et agrandis, parce que c’est à travers eux
que Dieu veut agir et gouverner le monde.
Telle est la
seconde condition de l’efficacité de la prière. Celui qui prie ne doit pas
chercher à faire entrer Dieu dans sa petite vision des choses, mais il doit
accepter d’être introduit dans une vision Divine toujours plus grande que la
sienne. Parfois nous pensons que Dieu n’a pas exaucé notre prière, mais il peut
arriver qu’il l’ait exaucée de façon plus profonde que ce que nous imaginons.
Il y a de cela un exemple célèbre dans l’Ecriture. Paul avoue avoir demandé par
trois fois à Dieu de lui ôter une faiblesse présente dans sa chair – « une
écharde dans sa chair » –, mais le Seigneur lui a déclaré : « Ma grâce te
suffit : car la puissance se déploie dans la faiblesse » (2 Co 12, 9). Dieu a
répondu à Paul de façon beaucoup plus profonde et réaliste à ses désirs, en lui
donnant sa force Divine dans sa propre faiblesse.
La prière
est une épreuve parce qu’elle ne consiste pas à instrumentaliser Dieu pour le
mettre au service de nos projets, mais à le laisser nous travailler et à faire
entrer notre vie dans son ambition sur nous. Cela ne veut pas dire qu’il ne
faut pas demander à Dieu des petites choses, le pain quotidien, le mariage, la
guérison, la paix… Au contraire, il faut tout lui demander, même les choses les
plus insignifiantes. Dans ces petites choses, Dieu veut déployer sa force et sa
puissance, même si ce déploiement nous déroute et qu’il passe par nos
fragilités. « L’homme est un pauvre qui doit tout demander à Dieu » affirmait
le curé d’Ars.
UNE
PRIÈRE QUI NOUS ENGAGE
Puisque par
la prière nous coopérons à l’intention de Dieu qui veut gouverner le monde avec
nous, nous pouvons entrevoir une troisième condition pour que notre prière soit
efficace. Il faut que cette prière nous engage nous-mêmes, afin que Dieu puisse
d’abord la réaliser à travers nous.
« Tu
demandes la paix » nous dit Dieu, « très bien je commence par toi » ; « tu
demandes la conversion de ton frère », « très bien, je commence par toi » ; «
tu demandes la guérison de tes proches », « je passe d’abord par ton engagement
». Dieu n’a pas besoin de conseillers qui lui disent ce qu’il doit faire, mais
il cherche avant tout des amis qui portent les mêmes désirs que lui, et à travers
qui il peut passer pour gouverner le monde.
Parfois dans
nos prières, nous donnons des instructions à Dieu afin qu’il réalise un miracle
à l’extérieur de nous. Le premier miracle aux yeux de Dieu, c’est d’abord
nous-mêmes.
Prier
consiste à se rendre disponible à Dieu pour qu’il puisse changer le monde en commençant
par nous. Saint Thomas d’Aquin résume ainsi les conditions d’une prière efficace
: qu’elle nous engage nous-mêmes, qu’elle nous fasse entrer dans la grandeur du
désir de Dieu qui veut nous sauver, et que cette prière soit confiante et persévérante
jusqu’à l’extrême par-delà nos faiblesses et notre péché.
Frère
Thibault (contributeur)