Derrière le péché de faiblesse charnelle vient souvent se loger un autre péché, beaucoup plus subtil et pernicieux que le premier : celui du désespoir. D’après saint Grégoire le Grand en effet, le péché de la chair engendre la tentation du désespoir auprès de Dieu (cf. Grégoire le Grand, Morales sur Job, livre 31, chap. 45).
Le péché du
désespoir consiste à penser que Dieu nous regarde désormais comme un être
indigne, qu’il ne veut plus ou même ne peut plus nous sauver. Cette tentation
du désespoir est la première chose que l’homme doit chercher à combattre s’il
veut vaincre ses faiblesses, car le désespoir vient le désarmer et vient saper son
combat à sa racine. Celui qui désespère n’arrive même plus à combattre, parce
qu’il est convaincu qu’il a perdu d’avance.
Cette
tentation du désespoir guette spécialement ceux qui sont tombés à plusieurs
reprises dans le péché de la chair : « A quoi bon lutter puisque je retombe
sans cesse ? » ; « A quoi bon me confesser de ce péché, puisque je sais que je
vais retomber ? Je suis dans le mensonge et je vais fatiguer Dieu ».
FAIBLESSE CHARNELLE, ENTRE DÉSESPOIR, CULPABILITÉ ET AUTO-ACCUSATION
Dans la
lutte contre ses faiblesses, l’homme doit d’abord se demander comment il peut
passer du désespoir à l’espérance divine. L’espérance est en effet, l’arme la
plus puissante que Dieu donne au chrétien et qui lui permet de s’engager dans
le combat sans se décourager, avec la certitude de son soutien et de sa
victoire.
Remarquons
que le péché du désespoir, même s’il vient se loger dans les faiblesses
charnelles de l’homme, n’est pas en lui-même charnel, il est proprement
spirituel et à ce titre, beaucoup plus caché. Le désespoir vient pervertir en
effet, non pas notre sensibilité, mais plus profondément encore, le regard que
nous portons sur nous-mêmes, sur toute notre personne. Le véritable aliment du
péché de désespoir est le regard accusateur qui est porté sur nous. Ce regard
peut être celui de nos frères, mais aussi notre propre regard qui est parfois
plus terrible. Ce regard est encore entretenu par la voix de « l’Accusateur »,
qui dans la Bible est des noms du démon. Il est « l’Accusateur de nos frères, celui
qui les accusait jour et nuit devant notre Dieu » (Ap 12, 10).
C’est
l’Accusateur qui nous persuade que Dieu nous regarde désormais de façon
malveillante, et qu’il ne voudrait plus nous sauver.
L’accusation
qui enferme l’homme dans une culpabilité perpétuelle et désespérante est à
distinguer d’une juste culpabilité et même d’une certaine honte légitime qui accompagne
le péché de faiblesse. La honte est déjà une certaine grâce de Dieu car elle
permet à l’homme de prendre conscience de son péché. Cette honte selon Dieu ne
l’enferme pas dans le désespoir, elle l’ouvre au contraire au salut. Comme l’affirme
Grégoire le Grand, le péché charnel est celui qui procure le plus de honte,
mais cela ne veut pas dire que ce serait le péché le plus grave. Au contraire,
parce que c’est un péché de « faiblesse », il entraine une certaine indulgence
de la part de Dieu (cf. Grégoire le Grand, Morales sur Job, livre 33, chap.
12). Saint Grégoire ajoute que certains péchés spirituels, comme l’orgueil par
exemple, sont beaucoup plus graves – car ils nous mettent au-dessus de tous les
autres –, mais ne sont pas forcément accompagnés de honte. La gravité du péché
n’est pas proportionnée à la honte que nous ressentons. L’orgueil est beaucoup
plus grave que la fornication, mais il ne nous procure pas de honte, nous en
sommes même parfois très fiers.
DU DÉSESPOIR À L’ESPÉRANCE DIVINE
Le chrétien doit donc veiller en premier lieu à ce que la honte de sa faiblesse ne tourne pas en désespoir, mais lui fait plus s’appuyer sur la grâce de Dieu. Pour cela, le chrétien doit revenir directement aux paroles du Christ qui sont un véritable rempart contre les différentes voix accusatrices qui l’enferment dans sa culpabilité. Ainsi, il doit faire sienne la parole que Jésus a dite à la femme adultère : « Personne ne t’a condamnée ? Moi non plus je ne te condamne pas » (Jn 8, 10-11). Seule la parole divine peut nous arracher à notre culpabilité qui risque toujours de devenir mortifère au-dedans de nous-mêmes : « Si notre cœur venait à nous condamner, Dieu est plus grand que notre cœur et il connaît tout » (1 Jn 3, 20).
Telle est la
première chose à redécouvrir, Dieu ne laisse pas l’homme lutter seul contre ses
faiblesses. Il ne l’enferme jamais dans ses chutes, mais le relève pas son
propre regard qui l’établit dans une confiance invincible et qui lui donne la
force de lutter. « Bien-aimés, si notre cœur ne nous condamne pas, nous avons pleine
assurance devant Dieu » (1 Jn 3, 21). Cette espérance divine, est la force que
nous devons constamment mendier auprès de Dieu, parce que nous avons la
certitude qu’il veut nous la donner. Comme l’affirme le pape François, nous
pouvons nous fatiguer nous-mêmes, mais nous ne pouvons jamais fatiguer Dieu.
LE COMBAT CONTRE LA FAIBLESSE, « FORCE » OU « PRUDENCE » ?
Ce combat de
l’homme contre le désespoir est le plus profond dans sa lutte contre ses
faiblesses, mais l’homme doit aussi affronter les faiblesses de sa chair à
proprement parler. Dans ce combat, il lui faut découvrir que sa première arme
n’est pas la « force » seule, mais la connaissance de soi-même, c’est-à-dire la
« prudence » au grand sens du terme. Qui peut dire qu’il est fort dans ce
domaine ? La concupiscence est comme un volcan sur lequel l’homme est assis et
qui peut se réveiller à tout moment et le prendre par surprise : « Que celui
qui se flatte d’être debout prenne garde de tomber » (Rm 10, 12). Il ne s’agit
pas pour l’homme de prétendre être fort et de penser qu’il est à l’épreuve de
toute tentation, il doit au contraire connaître ses faiblesses et ses lieux de
fragilité.
C’est ce que
le Christ veut dire lorsqu’il affirme : « Que si ton œil droit est pour toi une
occasion de péché, arrache-le et jette-le loin de toi… Si ta main droite est
pour toi une occasion de péché, coupe-la et jette-la loin de toi » (Mt 5,
29-30). Il vaut mieux être moins fort, mais plus lucide sur ce qui peut nous
faire tomber et nous en éloigner. Dieu ne nous donne pas une sorte de pouvoir angélique
qui éloignerait toutes nos faiblesses, mais il nous invite à combattre tels que
nous sommes avec nos fragilités et nos limites. Pensons à saint Pierre qui
voulait combattre dans la force et a pris une épée lors de la Passion.
Finalement, il a éprouvé sa faiblesse et s’est écroulé devant une servante qui
lui a fait peur.
Le combat
que le Christ veut que nous menions dans la chair est un combat dans
l’humilité. Tant que nous sommes ici-bas, nous ne pouvons pas dire que la
situation est pleinement maitrisée. Nous devons constamment être en état
d’alerte, identifier les personnes, les situations, et même les images que la
société nous inocule constamment et qui nous affaiblissent. Comment
pouvons-nous prétendre être forts si nous ne prêtons pas attention à tous ces détails
? La lutte contre la faiblesse de la chair ne peut pas être menée seulement «
en grand », elle doit être menée dans les détails, jusqu’à tenir compte de
notre état de fatigue et même de ce que nous mangeons ou buvons, et qui peut
mettre notre sensibilité dans un état fébrile.
LA
BEAUTÉ DE LA SENSIBILITÉ HUMAINE
Soulignons
enfin que ce combat ne doit pas seulement être mené contre la faiblesse de la
chair, mais aussi pour redécouvrir positivement la beauté de la sensibilité
humaine. Même si notre sensibilité est un lieu abimé et fragile, elle est
d’abord belle et voulue par Dieu. Si nous ne sommes que dans une attitude de
méfiance et de restriction à l’égard de notre sensibilité, celle-ci risque à un
moment donné de se retourner contre nous. Comme l’affirme saint Thomas d’Aquin,
l’insensibilité est un vice (cf. Somme théologique, II-II, q. 142, a. 1). Nous
avons le devoir, non pas seulement de lutter contre notre sensibilité, mais de
redécouvrir une véritable tendresse humaine. Chacun doit connaître quelles sont
les situations, les personnes et les amitiés humaines qui pacifient et apaisent
sa sensibilité. Jésus lui-même a eu la plus grande sensibilité humaine qui
soit, sans qu’il n’y ait en lui d’ambiguïté ni de lourdeur. Il a accepté qu’une
femme lui essuie les pieds avec ses cheveux (cf. Jn 12, 3), il a laissé son
disciple préféré reposé sur lui lors de la dernière cène (cf. Jn 13, 23). En
définitive, c’est par sa présence dans la chair que Jésus a rectifié et apaisé
de l’intérieur, la sensibilité des pécheurs qui venaient à lui.
Frère Thibault
(contributeur)