Le chiffre quarante revient souvent dans la Bible. Le déluge a duré quarante jours et quarante nuits (Gn 6, 12), le peuple d’Israël est resté quarante ans dans le désert (cf. Nb 14, 34), Elie a marché quarante jours et quarante nuits pour parvenir à la montagne de Dieu, l’Horeb (1 R 19, 8). Jésus à son tour est resté quarante jours et quarante nuits dans le désert, tenté par le diable (Mt 4, 2). Et nous-mêmes, nous sommes invités à cheminer pendant quarante jours durant le temps du carême, afin de nous préparer à vivre la fête de Pâques.
LE CHIFFRE 40 DANS LA BIBLE, ÉPREUVE DE L’HOMME ET RÉVÉLATION DE DIEU
Dans ces
différents passages de la Bible, le chiffre quarante renvoie à un temps
d’épreuve. Dieu éprouve l’homme afin de le faire entrer dans un nouveau rapport
avec lui. En effet, au terme du déluge, la création a été entièrement
renouvelée et Noé a fait une nouvelle alliance avec Dieu (Gn 9, 9) ; au terme des
quarante ans dans le désert, le peuple d’Israël est entré en terre promise ; au
terme de sa marche dans le désert Elie a reçu une nouvelle révélation de Dieu
qui s’est dévoilé à lui sur la montagne à travers une brise légère (1 R 19,
12).
Quant à
Jésus, au terme des quarante jours dans le désert, il a commencé à annoncer que
le règne de Dieu était tout proche, et à révéler la présence inédite de Dieu au
milieu des hommes (Mt 4, 17).
De la même
manière, les quarante jours du carême ne sont pas seulement un temps d’effort
durant lequel nous cherchons à nous améliorer, mais ils sont un temps d’épreuve
divine durant lequel Dieu nous prépare comme un Père à accueillir une nouvelle
révélation et à entrer dans une nouvelle alliance avec lui. Dieu nous conduit
au-delà de nous-mêmes, comme un enfant pour nous ouvrir à quelque chose de
nouveau, de la même manière qu’il l’avait fait pour son peuple au désert : « Le
Seigneur ton Dieu te soutenait comme un homme soutient son fils tout au long de
la route » (Dt 1, 31).
40 ANS POUR DÉCOUVRIR LA COLÈRE DE DIEU
D’après
l’Écriture, les quarante années d’Israël dans le désert se sont achevés par une
révélation très particulière, celle de la « colère de Dieu » : « Quarante ans
cette race m’a dégoûté, et je dis : Peuple égaré de cœur, ces gens-là n’ont pas
connu mes voies ; alors j’ai juré dans ma colère, jamais ils n’entreront dans
mon repos » (Ps 94, 10-11). Le chiffre quarante dans la Bible renvoie donc à un
temps d’épreuve très particulier qui aboutit à la « colère de Dieu ». La Bible
s’exprime comme si Dieu et l’homme s’était éprouvés mutuellement. D’une part
Dieu a éprouvé l’homme en lui ayant demandé de se laisser conduire comme un
enfant, et d’autre part, l’homme a éprouvé Dieu son Père en refusant de
reconnaître ses bienfaits, jusqu’à le faire entrer en colère : « Vos pères m’ont
éprouvé et tenté alors qu’ils avaient vu mes actions » (Ps 94, 8-9).
Il faut bien
comprendre le sens de la « colère de Dieu ». Nous ne nous mettons en colère
qu’à l’égard de ce qui nous touche, c’est pourquoi parler de la « colère de
Dieu » c’est encore parler de son cœur, et plus précisément de son « cœur blessé
». De fait, nous ne nous mettons en colère que lorsque quelque chose ou
quelqu’un à qui nous attachons beaucoup d’importance a été abimé et que cela nous
blesse. L’Écriture dit que Dieu se met en colère parce que l’homme qu’il aime
infiniment est en train de s’abimer.
Généralement,
nos colères nous trahissent, car à travers elles nous dévoilons ce à quoi nous
tenons le plus. Ainsi, en se mettant en colère, Dieu se trahit en quelque
sorte, il laisse voir combien il tient à nous.
LA COLÈRE ET L’AMOUR DE DIEU
Les quarante
ans dans le désert n’ont donc pas seulement été donnés au peuple d’Israël pour
qu’il s’humilie et se rectifie, mais plus profondément encore pour qu’il découvre
la « colère de Dieu », la colère de celui qui l’aime infiniment et qui ne
supporte pas qu’il s’abime. Si Dieu se « met en colère », c’est qu’il tient
encore à l’homme et que malgré tout ce qui a pu se passer, il lui reste
infiniment attaché. Vis-à-vis de quelqu’un qui ne nous intéresse plus, nous ne
nous mettons pas en colère, mais nous éprouvons plutôt un sentiment
d’indifférence. Dieu est en colère, cela veut dire qu’il ne parvient pas à être
indifférent à notre égard.
Un autre
passage de l’Écriture affirme effectivement que si Dieu a dit « Alors j’ai juré
dans ma colère, jamais ils n’entreront dans mon repos » (Ps 94, 10-11), c’est
que tout n’est pas perdu. Si Dieu est en colère au bout de quarante ans, cela
veut dire qu’il cherche encore l’homme et qu’il tient à lui : « La promesse
d’entrer dans son repos reste en vigueur » (He 4, 1). La colère n’est pas la
même chose que la haine.
La haine implique
un rejet et une prise de distance, tandis que la colère exprime une blessure
qui devient comme insupportable. La colère de Dieu renvoie à son attachement extrême
à notre égard. De même que les quarante ans dans le désert, les quarante jours
du carême sont un temps qui nous est donné pour découvrir la « colère de Dieu
», c’est-à-dire l’amour de Celui qui ne supporte pas que nous nous éloignons de
lui.
Ce langage
imagé cache un mystère. Il ne faut pas le prendre au pied de la lettre comme si
Dieu avait éprouvé de la fatigue et du dégout durant les quarante ans d’Israël
dans le désert et qu’il serait entré en colère. La Bible veut plutôt nous faire
comprendre que durant cette période de quarante ans – et pour nous de quarante
jours – Dieu s’approche de l’homme jusqu’à l’extrême et lui révèle son cœur
blessé. Lorsqu’il est dit que Dieu lui-même a été éprouvé jusqu’à l’écœurement et
la colère, cela signifie que Dieu a donné la possibilité au peuple d’Israël à
travers ce long temps dans le désert, de découvrir combien Dieu s’était
approché de lui malgré ses refus, jusqu’à lui dévoiler son amour et son attachement
excessif.
L’AMOUR INFATIGABLE DE DIEU
Au terme des
quarante ans dans le désert, juste avant l’entrée du peuple d’Israël en terre promise,
Dieu redit effectivement à son peuple son amour infatigable pour lui. Ce n’est
pas en raison de la noblesse ou de la grandeur d’Israël que Dieu continue de s’attacher
à lui, mais uniquement en raison de son amour incompréhensible qui ne diminue
jamais, quelles que soient les fautes d’Israël : « Si Dieu s'est attaché à vous
et vous a choisis, ce n'est pas que vous soyez le plus nombreux de tous les peuples
: car vous êtes le moins nombreux d'entre tous les peuples.
Mais c'est
par amour pour vous et pour garder le serment juré à vos pères » (Dt 7, 7-8).
Ce n’est pas à cause de ses bonnes actions que Dieu a voulu faire entrer Israël
en terre promise, mais à cause de son amour inconditionnel : « Ce n'est pas en
raison de ta juste conduite ni de la droiture de ton cœur que tu entres en
possession de leur pays » (Dt 9, 6).
Tout au long
des quarante jours du carême, Dieu veut nous faire revivre l’expérience
qu’Israël a fait de l’amour inconditionnel de Dieu au désert. Certes le temps
du carême est un temps de pénitence durant lequel nous sommes mis devant nos
limites. Cependant, Dieu ne veut pas seulement nous humilier et nous faire
toucher nos limites, il veut surtout que nous découvrions son amour que rien ne
peut arrêter quelles que soient nos limites ou nos faiblesses. Le temps du
carême n’est pas seulement un temps d’effort ou de « travail sur nous-mêmes »,
mais avant toutes choses un temps de révélation de la fidélité de Dieu. Cette
révélation éclate lors de la fête de Pâques, durant laquelle Dieu manifeste à
l’homme qu’il vient le rechercher jusque dans sa mort et son péché.
Dans cette
perspective, nous devons vivre le carême non pas seulement en faisant des
efforts, mais en suppliant Dieu chaque jour de nous laisser saisir par son
amour éternel que rien ne peut atténuer. La voix éternelle et actuelle de Dieu
se fait entendre pour nous : « De nouveau Dieu fixe un jour, un aujourd'hui,
disant en David, après si longtemps : Aujourd'hui, si vous entendez sa voix,
n'endurcissez pas vos cœurs… comme au jours de tentations dans le désert, quand
vos pères m’ont éprouvé et tenté » (He 4, 7 ; Ps 94, 8). Chaque jour du carême
doit être vécu comme « l’aujourd’hui de Dieu » durant lequel nous réentendons
son amour actuel et éternel.
Frère
Thibault