Faut-il pardonner l’adultère ? La blessure que l’adultère occasionne n’est pas anodine. Même si l’adultère a pu être la conséquence d’une faiblesse – ce qui atténue son caractère volontaire et délibéré –, il n’en est pas moins une trahison profonde qui est désormais inscrite dans la chair des conjoints. Aussi, la question n’est pas d’abord de savoir si l’on doit pardonner, mais si l’on peut pardonner une telle blessure.
En est-on
capable ? Lorsqu’une personne est paralysée, elle a beau se commander à elle-même
de se lever, son corps n’obéit plus et la personne reste assise, quelle que
soit son intention de se dépasser Il en va de même pour le pardon.
L’adultère
brise la confiance et paralyse le cœur de celui ou celle qui veut continuer à
aimer par-delà la trahison.
Il ne suffit
pas à quelqu’un de commander à son cœur de pardonner pour que son cœur obéisse
à cette injonction et pardonne effectivement. Il arrive fréquemment qu’une
personne pense avoir pardonné à son conjoint, mais qu’elle s’aperçoive par la
suite qu’elle n’a pas réellement pardonné, que son cœur n’a pas suivi et qu’il
est resté « assis » et paralysé.
LE PARDON, UN ACTE PROPRE À DIEU
Notre cœur
est limité, il n’est pas capable par lui-même de tout pardonner. De fait,
l’adultère peut sembler parfois insurmontable. Saint Thomas d’Aquin affirme
avec justesse qu’au sens précis, faire miséricorde est le propre de Dieu (cf.
Somme théologique, II-II, q. 30, a. 4). D’une certaine manière, pour pardonner,
il faudrait être Dieu, il faudrait être créateur et capable de faire toute
chose nouvelle. En effet, le véritable pardon ne consiste pas à oublier ou à
tourner la page, mais à faire revivre à la racine une amitié qui a été blessée
et parfois mise à mort.
Le pardon
est une résurrection du cœur qui va infiniment plus loin que la résurrection
d’un corps physique. Le pardon n’implique donc pas seulement la bonté, mais
aussi la toute-puissance divine. Nous pouvons, certes, être bons et généreux,
mais nous ne sommes pas toutpuissants, c’est pourquoi nous expérimentons
souvent notre incapacité à pardonner en profondeur.
Lorsque le
Christ nous commande de pardonner, il sait bien lui-même qu’il nous commande
quelque chose qui est au-dessus de nos moyens et que lui seul peut réaliser en
nous. « Soyez miséricordieux comme votre Père est miséricordieux »,
recommande-t-Il, dans Luc 6, 36. Le pardon est la grâce de la résurrection du
Christ à l’œuvre dans notre vie. Ce pardon nous dépasse nous-mêmes, nous devons
d’abord le mendier afin que le Christ le réalise en nous. Ce qui est tout
particulièrement le cas pour l’adultère.
L’ADULTÈRE :
LE PARDON OU LA SÉPARATION ?
Le
commandement du pardon est tellement invraisemblable que Dieu ne l’a pas donné
à l’homme dès le début. Dans l’ancienne Alliance, Dieu pardonne à l’homme (cf.
Ex 34, 6), mais Il ne lui demande pas explicitement de pardonner à son
prochain. De fait, si nous relisons l’Ancien Testament, nous pouvons constater
qu’il n’y a pas d’exemple de pardon fraternel, excepté un ou deux passages –
qui préfigurent le pardon du Christ mort et ressuscité. Ainsi, Joseph pardonne à
ses frères qui l’avaient vendu en Égypte (cf. Gn 50, 19), et Ésaü pardonne à
Jacob, son frère qui lui avait dérobé la bénédiction paternelle (cf. Gn 33, 3).
Mais en dehors de ces épisodes, le pardon à l’égard du prochain n’apparaît quasiment
pas. D’ailleurs, dans ce dernier exemple, le pardon d’Ésaü s’achève dans une
séparation ; les deux frères vont désormais vivre chacun de leur côté (cf. Gn
33, 12).
Dans
l’Ancienne Alliance, ce n’est pas le pardon qui prévaut, mais bien la
séparation et la mise à distance afin d’éviter de se faire du mal. Ainsi,
lorsqu’une dispute éclate entre les bergers d’Abraham et ceux de Lot, son
neveu, ils se séparent de façon magistrale : « Sépare-toi de moi. Si tu prends
la gauche, j’irai à droite. Si tu prends la droite, j’irai à gauche. » (Gn 13,
9).
En ce qui
concerne l’adultère, la séparation est pour le moins radicale, puisque la peine
qui est prescrite est celle de la lapidation (cf. Lev 20, 10 ; Deut 22, 21).
Dans l’Ancien Testament, le mal est mis à l’écart, il n’est pas « pardonné ».
À propos de
l’adultère, il est dit : « Tu feras disparaître le mal du milieu de toi. »
(Deut 22, 24). Il faut attendre le Christ pour qu’une parole de miséricorde et
de résurrection soit donnée à la femme adultère : « Que celui d’entre vous qui
est sans péché lui jette le premier une pierre ! » (Jn 8, 7). « [...] Alors, se
redressant, Jésus lui dit : « Femme, où sont-ils ? Personne ne t’a condamnée ?
Elle dit : Personne, Seigneur. Alors Jésus dit : Moi non plus, je ne te
condamne pas. Va et désormais ne pêche plus. » (Jn 8, 10-11).
UNE VICTOIRE SUR NOUS-MÊME
Le pardon de
Jacob et d’Ésaü est précédé d’un passage éloquent qui montre comment nous
devons nous préparer au pardon du prochain. Avant de rencontrer son frère Ésaü,
Jacob combat toute la nuit avec Dieu (cf. Gn 32, 25-33). Et se trouve face à
son frère, il affirme : « J’ai affronté ta présence comme on affronte celle de
Dieu. » (Gn 33, 10).
Avant d’être
une démarche envers notre frère ou notre sœur qui nous a blessé(e), le pardon
est avant tout un combat au-dedans de nous, un combat avec nous-même et avec
Dieu.
Pour
pardonner, il faut d’abord avoir remporté une victoire sur nous-même et sur
notre cœur, ou plutôt il faut laisser Dieu remporter la victoire sur nous. Dieu
seul peut agrandir notre cœur pour le rendre capable de pardonner.
De la même
manière, celui ou celle qui cherche à pardonner l’adultère de son conjoint doit
d’abord se battre avec lui/ elle-même et affronter Dieu face-à-face dans une
prière incessante, afin qu’Il lui donne une bénédiction qui ne peut venir que
de Lui : « Je ne te lâcherai pas que tu ne m’aies béni. » (Gn 32, 27).
En un sens,
si nous nous battons pour obtenir la grâce de pardonner, ce n’est pas d’abord
pour celui ou celle qui nous a blessé(e). C’est avant tout pour nous-même, pour
que notre cœur soit libéré en profondeur. Tant que nous n’avons pas pardonné à
l’autre au-dedans de nous, nous risquons de continuer à nous faire souffrir en
réinvitant sans cesse dans notre pensée celui ou celle qui nous a fait du mal.
Le Christ
nous prescrit d’aimer notre prochain comme nous-même (cf. Mt 22, 39). Le pardon
consiste précisément d’abord à réapprendre à nous aimer nous-même face à Dieu par-delà
la blessure qu’une autre personne nous a infligée, afin de pouvoir la rejoindre
à notre tour.
L’ADULTÈRE : PARDON, DIVORCE OU SÉPARATION ?
Dans cette
perspective, nous comprenons mieux la position du Christ face à l’adultère.
Jésus commande de pardonner, mais le pardon est avant tout une libération
intérieure au-dedans de nous-mêmes. Aussi, il arrive que ce pardon laborieux ne
puisse pas se manifester tout de suite au-dehors et qu’il réclame une certaine
séparation. Jésus affirme en effet que l’homme ne doit pas répudier sa femme «
hormis le cas de prostitution » (Mt 5, 32, cf. Mt 19, 9). Le conjoint doit tout
faire pour pardonner, mais s’il constate que le mal persiste et que la vie
commune le détruit, il est en droit de se séparer.
Comme
l’affirme le Code de droit canonique : « Bien qu’il soit fortement recommandé
que le conjoint, mû par la charité chrétienne et soucieux du bien de sa
famille, ne refuse pas son pardon à la partie adultère et ne rompe pas la vie
conjugale, si cependant il n’a pas pardonné la faute de manière expresse ou
tacite, il est en droit de rompre la vie commune conjugale » (Can 1152, §1). Le
Code ajoute que si l’un des conjoints met l’autre en danger, ce dernier peut et
doit se séparer (cf. Can 1153, §1).
L’Église ne
reconnaît pas le remariage, mais elle reconnaît la possibilité d’une certaine
séparation de vie commune (cf. 1 Co 7, 11). Le mariage chrétien est
indissoluble parce qu’il est porté par un engagement de Dieu sans retour dans
le Christ. Pour le Christ, en effet, le divorce était une concession faite sous
la loi de Moïse en raison de la dureté du cœur de l’homme (cf. Mt 19, 8). Mais
le Christ ajoute qu’à l’origine, lorsque le Créateur les fit homme et femme, il
n’en était pas ainsi (cf. Mt 19, 4).
Toute la
doctrine du Christ au sujet de l’adultère est commandée par le pardon, mais un
pardon qui est d’abord un engagement divin à porter et à libérer notre cœur si nous
lui demandons instamment – ce qui peut réclamer une certaine séparation de vie
commune. Le Christ nous invite à pardonner, mais pas à nous détruire.
Le pardon
consiste à entrer dans une libération intérieure que Dieu veut nous donner et
non pas dans une soumission destructrice à l’égard d’un autre homme qui irait
contre l’amour infini que Dieu nous porte.
Frère Thibault
(journaliste-écrivain, contributeur)