Une image caricaturale, teintée d’une note d’humour, mais assez révélatrice de la compréhension de la doxa, par rapport à la portée de la fête de la Tabaski. Une image qui a fait le tour des réseaux sociaux, avec des commentaires aussi surréalistes. Celle d’un mouton, en face d’un kiosque à journaux, « titrologuant » (néologisme pour désigner le fait de se contenter de lire ou parcourir les titres des journaux), curieux de savoir la date de la fête de la Tabaski pour espérer prendre la poudre d’escampette, et éviter de subir ainsi les frais de cette foire gastronomique à la sauce « moutonnière ».
Trop tard ! Les frontières fermées, et ce mouton ne pouvait sevrer tant de « bambins s’ébattant au clair de lune ». Du bonheur cru et nu de se laisser emporter par des vagues fraîches de joie débordante, lorsque papa le ramènerait de la ville pour agrémenter la fête. Eux pour qui, la Tabaski ne rime qu’avec la joie, le festin et la réjouissance. Une lecture de surface qui ne saurait être celle du « menton velu et du talon rugueux », pour qui, la chair du mouton ne sert que le corps, l’acte sacrificiel lui-même étant d’une autre dimension supérieure.
De cet acte
d’immolation, au-delà du festif, découlent toute la sagesse et la philosophie
du monothéisme abrahamique, la mort de la bête du sacrifice ne devant consacrer
que la mort de la bête qui sommeille en l’Homme.
Une double
approche d’où apparaît tout le mystère et la beauté de la fête de la Tabaski
qu’il faille appréhender ici, une gymnastique intellectuelle fastidieuse à la
laquelle nous allons nous essayer.
De la
légifération à la compréhension du terme Anas (raa), l’un des compagnons du
Messager d’Allah (saw) rapporte ceci : « Le Messager d’Allah (saw) vint à
Médine alors que les habitants de cette cité avaient deux fêtes. Durant ces
deux jours, des défilés et des festivités avaient lieu. Le Prophète (saw)
interrogea les Ansâr (les musulmans de Médine) à ce propos. Ils lui répondirent
qu’avant l’Islam, ils avaient l’habitude d’organiser des défilés durant ces
deux jours de fête. Le Prophète (saw) leur dit : “ A la place de ces deux
jours, Allah vous a choisi deux autres jours qui sont meilleurs, ceux de
l’Aïdel fitr, ceux de l’Aïdel Adhâ. ” ».
Ainsi, l’Islam
reconnaît deux (02) grandes fêtes : l’Aïd el-Fitr ou fête du Ramadan, et l’Aïd
al-Adha (fête du sacrifice), encore appelée Aīd el-Kabīr (la grande fête). Même
s’il peut avoir plusieurs opportunités de réjouissance, et que le vendredi est
aussi consacré comme un jour de louange et de fête, il n’y a que ces deux
grandes fêtes qui soient canoniquement reconnues, et l’appellation « Tabaski »
est un thème tropicalisé propre à l’Afrique francophone.
Conformément à
la tradition prophétique, la fête de Tabaski s’étend sur trois (3) jours, et
donne lieu à d’intenses moments de festivités et de réjouissance. Des moments
de convivialité où s’exprime à fond l’élan de générosité agissant et contagieux
des musulmans.
L’AIDEL ADHA (LA TABASKI) OU LE RENDEZ-VOUS DE LA REJOUISSANCE
La réjouissance
obéit en Islam à des règles et des principes majeurs qui tiennent compte d’un
ensemble de valeurs morales et spirituelles. Elle exclut tout ce qui est
illicite et désobéissance au SEIGNEUR. Car la particularité de la fête, c’est
de créer un pont d’harmonie entre la réjouissance et la spiritualité. La
parenthèse de jouissance ne s’ouvre pas dans un cahier de désobéissance au
SEIGNEUR. La joie, mais dans le souvenir.
Pour le cas
spécifique de la Tabaski, il ne faut pas entendre par réjouissance le fait
d’aller corrompre ses mœurs par l’expression de toute sorte de vices et de
fantasmes. La fête de la Tabaski se désolidarise des publicités improductives
de certains porteurs de grands boubous qui prennent en otage les boîtes de
nuit, les « maquis » (buvettes) et les bars où l’alcool coule à flots.
L’approche « fête du mouton » n’est que lecture erronée, puisqu’en dehors du
mouton, il est aussi possible d’immoler d’autres bêtes : le bœuf, par exemple.
Cette fête
devait plutôt offrir le loisir aux musulmans de laisser exprimer leur joie et
le bonheur d’être croyants, aiguiser leurs liens de fraternité. Un moment
indiqué pour se rendre visite, se saluer avec chaleur et sincérité. Ils doivent
alors se parer le jour de la fête de leurs meilleurs habits, dégager les bonnes
senteurs - la sobriété sur ce plan étant de mise pour les femmes afin de ne pas
être une source de tentation pour les hommes -, investir les lieux de prières,
les coeurs débordant de joie et de reconnaissance, magnifiant le SEIGNEUR dans
les plus belles notes de louange. Et sur les responsables de communauté pèse la
responsabilité de penser à toute sorte d’activités culturelles, recréatrices
respectant les normes de l’Islam, pour offrir un cadre de réjouissance licite
aux musulmans le jour de la fête.
La Tabaski fait
appel à la solidarité agissante, et c’est la raison pour laquelle il est
conseillé de partager la viande de la bête immolée en trois (3) parties. La
première pour la famille, la deuxième pour les voisins et amis, peu importe
leur appartenance religieuse, et la troisième destinée aux nécessiteux. Une
véritable invitation à l’émulation sociale. Se réjouir du bonheur de l’autre,
et s’activer à ne plus l’abandonner dans ses traversées de vache maigre,
au-delà de la Tabaski. Ces veuves et ces orphelins dépouillés de leurs biens,
ces nécessiteux, ces prisonniers, ces malades, ces pauvres et ces convertis
démunis abandonnés, doivent ressentir notre solidarité. Offrir des plats
copieux, de la viande, de beaux vêtements à ceux qui, au cours de l’année, ne
sont jamais parvenus à se faire plaisir. Tendre la main et offrir du sourire,
de la joie de vivre, le bonheur d’appartenir à une même communauté de foi et de
croyance.
Ce n’est
d’ailleurs pas fortuit le fait que cette fête ait lieu au cours d’un mois
sacré, et pendant des jours que le Messager d’Allah a qualifiés de meilleurs de
l’année hégirienne, à savoir les dix (10) premiers jours du mois de Zoul Hidja,
dernier mois du calendrier lunaire. Le musulman est ainsi encouragé à
multiplier les oeuvres de bienfaisance, afin de récolter le maximum possible de
grâces et de faveurs auprès de son SEIGNEUR. Les mois sacrés étant aussi des
mois de réconciliation où la violence, la guerre, les querelles sont proscrites
et formellement interdites, au profit de la paix, la solidarité, le pardon et
l’amour du prochain.
La réjouissance,
par le plaisir qu’on s’offre et le bonheur qu’on offre aux autres, mais aussi
la spiritualité par le souvenir de la divinité, l’essentiel de l’acte
sacrificiel étant beaucoup plus de portée spirituelle, comme l’indique le Saint
Coran : « Ni leurs chairs ni leurs sangs n’atteindront Allah, mais ce qui
l’atteint de votre part c’est la piété. » (Coran S 22 V 37)
LA TABASKI : PLUS QU’UNE IMMOLATION, UNE PORTEE SPIRITUELLE INDENIABLE
L’immolation de
la bête, en réalité, n’est que la perpétuation d’une longue tradition de
monothéisme qui marque le triomphe de la foi, et la mort du «moi rebelle» et
insoumis du musulman. Acte de haute spiritualité, il constitue une étape des
rites d’un pilier majeur de l’Islam, le pèlerinage à la Mecque. Dans l’unisson
de la foi, les pèlerins immolent au même titre que les non-pèlerins, à la
gloire du seul Créateur : Allah. Un acte de fidélité dans l’engagement.
En effet, le
père du monothéisme pur, Ibrahim (as), pour avoir atteint l’âge de vieillesse,
et n’espérant plus avoir un enfant, dans sa quête de l’espérance et du bonheur,
fait un voeu à son Seigneur : «Si Tu me fais don d’un fils, je l’immolerai pour
Toi». Mais à la vue de cet enfant, il oublie sa part d’engagement, et Allah la
lui rappelle dans un songe. Ibrahim (as) s’exécute, car il est un homme de
parole et l’intégrité exige de nous cette part de respect de notre engagement.
Immoler sa bête, c’est s’engager résolument à respecter ses parts d’engagement
vis-à-vis de son Seigneur.
Combien de
personnes respectent-elles aujourd’hui leurs engagements, leurs promesses ? «Si
je réussis, si je suis élu, je ferai ceci […]» Simple verbalisme creux, ruse de
l’esprit malin.
L’Aidel Adhâ est
aussi un acte de dépouillement de l’amour des choses mondaines. Ismaël (as), le
fils, symbolise ici l’attachement de son père Ibrahim (as) à l’amour du bas
monde, l’amour d’une autre créature en dehors d’Allah. Dans le même coeur, le
même réceptacle, deux entités ne peuvent cohabiter à la même enseigne et sur le
même piédestal, car l’amour des choses de ce monde nous éloigne à bien des
égards de l’Amour d’Allah. Tuer son fils, le signe de son attachement à la
créature d’Allah, c’est le sacrifice à consentir pour ne pas devenir l’esclave
d’un amour passager qui invite à la rébellion spirituelle.
Un acte qui pose
aussi les jalons de l’élévation du serviteur au rang de la dignité devant son
Créateur. Allah rapproche davantage Ibrahim (as) de Lui, satisfait de son
exemplarité et de son degré de soumission à Ses prescriptions. Et pour aboutir
à ce niveau de force spirituelle, il faut bien passer par l’immolation de la
bête. Le sang qui sort d’elle devra donc couler avec celui de notre aigreur
morale et mentale, notre duplicité, nos rancoeurs enfouies, notre haine
camouflée, notre amour pour le bas monde.
La Tabaski
consacre aussi la sacralité du sang humain. DIEU, s’il avait permis à Ibrahim
de sacrifier son fils, aurait légitimé par ce fait le sacrifice humain. Et le
Saint Coran est plus que formel : «C’est pourquoi nous avons décrété… que
quiconque tue une personne – c’est comme s’il avait tué tous les hommes. Et
quiconque sauve la vie d’une personne, c’est comme s’il avait sauvé tous les
hommes.» (Coran S 5 V 32)
La Tabaski met
en exergue la beauté de l’obéissance. Ismail (as) dit à son père: « Ô père,
quand tu seras prêt à m’égorger, ligote-moi fermement pour éviter que je te
rende la tâche dure en me débattant, puisqu’il est difficile de se contrôler au
moment de la mort. Aiguise bien ta lame pour m’achever le plus promptement
possible. Ainsi je serai vite soulagé. Et lorsque tu me coucheras par terre,
fais en sorte que ma face soit tournée vers le sol, car si tu regardes mon
visage au moment où tu dois passer la lame sur mon cou, je crains que la
tendresse ne t’envahisse et t’empêche d’exécuter la volonté de Dieu. Enfin, tu
pourrais remettre ma chemise à ma mère. Ça pourrait la consoler en tant que
souvenir. »
Une obéissance
qui ramène à l’essentiel des valeurs morales, humaines et spirituelles de
l’Islam, parce que cette réaction n’était que tributaire de sa bonne éducation
et de sa compréhension du monde de valeur de son père.
Obéissance et
fidélité aussi, face au diable qui, à maintes reprises, tentera de dissuader
Ibrahim (as), son épouse et son fils, (qu’Allah les agrée tous !), de procéder
au sacrifice, et qui à tour de rôle, vont le lapider à l’aide de pierres. Une
lapidation qu’observent symboliquement les pèlerins à Mina au cours du
pèlerinage, par la lapidation des stèles, où ils lapident aussi leur « moi
rebelle », leurs maladies morales et spirituelles enfouies. Ibrahim (as) veut
immoler son fils par amour et obéissance à Son Seigneur, et il reçoit une bête
à la place de celui-ci. C’est donc de l’obéissance à la divinité que découlent
la libération de l’Homme, son succès et sa gloire, même quand tout paraît
improbable. Une obéissance qui conduit le sacrificateur au paradis, et la bête
en sera pour lui un gage, où chaque corne, chaque sabot, chaque poil constitue
une bénédiction.
La fête de
l’Aidel Adhâ devait en tout état de cause poser les jalons et les fondations de
la construction de l’édifice de la renaissance du musulman. Mourir avec sa
bête, pour renaître de cendres nouvelles. Ce n’est donc nullement le fruit du
hasard que cette fête ait lieu au cours du dernier mois du calendrier lunaire,
Zoul Hidja. Et lorsque le soleil de ce mois fond au crépuscule, s’engageant dans
un voyage à la nécropole, c’est un autre mois sacré qui naît et qui marque le
début du nouvel an islamique, à savoir le mois de Mouharam.
Terminer par le
sacré et commencer par le sacré pour couvrir la vie de sacré où tout a du sens,
de la valeur, de la richesse, où tout jouit et bénéficie d’une onction divine
vivante et permanente. Ici, au-delà de la communauté de foi, c’est la
communauté des Hommes qui est visée, c’est l’universalité qui est mise en
exergue. Au-delà de la réjouissance, c’est l’école de l’humilité devant son
Seigneur, telle qu’observée avec les pèlerins habillés en tenue d’Hiram (deux
étoffes de tissu blanc pendant la sacralisation), dépouillés des titres et des
apparats, réduits dans leur plus simple expression devant la Grandeur du Créateur,
n’espérant qu’en Lui seul, n’aspirant qu’à Lui seul.
Le sacrifice
d’Ibrahim (as) nous invite ainsi à faire un avec l’UN, à faire un avec
l’humanité.
El Hadj Diabaté Fousséni (journaliste-écrivain,
contributeur)