L’honneur dû à nos parents n’implique pas seulement un respect de leur autorité. Cet honneur se situe à un niveau beaucoup plus profond, il renvoie à quelque chose de « sacré ».
Est proprement « sacré » ce qui est directement relié à Dieu. Dans ce sens, la maternité a une dimension sacrée, car dans le sein maternel, Dieu intervient directement pour donner à l’enfant son âme et sa personnalité propre. « J’ai acquis un homme de par Dieu » s’exclame Eve lors de la naissance de son enfant (Gn 4, 1). Eve reconnaît que Dieu est passé de façon mystérieuse en elle pour communiquer la vie.
La maternité ne renvoie pas seulement à une fonction biologique et corporelle, mais elle est le lieu du don d’une vie humaine en laquelle Dieu intervient directement. Dans ses entrailles, la mère est témoin d’un passage de Dieu inédit et personnel.
La paternité a également quelque chose de sacré. Certes, le père ne porte pas la vie de l’enfant en son sein, mais il est chargé de faire grandir sa vie humaine dans sa dimension spirituelle, à travers l’éducation et l’enseignement. Le père est chargé de donner une parole à son enfant pour qu’il s’éveille pleinement à sa vie d’homme, pour qu’il recherche la sagesse et s’ouvre à la présence de Dieu. « Écoute mon fils, l’instruction de ton père, ne méprise pas l’enseignement de ta mère » (Pr 1, 8).
De l’adoration de Dieu à l’honneur des parents
Dans cette perspective, honorer nos parents
ne signifie pas seulement obéir à leur autorité, mais reconnaître un passage de
Dieu qui s’est réalisé en eux. Honorer nos parents implique de reconnaître que
nous ne nous sommes pas donné la vie à nous-mêmes, mais que nous l’avons reçue
de Dieu à travers nos parents.
Certes, nos parents ne sont pas Dieu, l’honneur qui leur est dû n’est pas celui de l’adoration. Mais cet honneur se comprend dans la lumière de l’adoration de Dieu, et nous ouvre toujours plus profondément à cette adoration. L’acte d’adoration est réservé à Dieu seul, il consiste à reconnaître que nous recevons tout de Dieu, de façon totalement gratuite et sans l’avoir mérité. Nous ne méritons pas d’exister puisque par définition nous n’avons rien fait pour que Dieu nous amène à l’existence, c’est lui seul qui agit lorsqu’il nous crée. L’adoration consiste à reconnaître ce don totalement gratuit de Dieu qui porte toute notre existence. Nous n’avons pas besoin de réaliser ni de prouver quoi que ce soit pour exister aux yeux de Dieu. Nous existons parce que Dieu nous a voulu sans condition. Dieu n’est pas gêné par notre néant, il nous aime d’un amour éternel et inconditionnel qui nous fait exister et qui ne diminue pas, même si nous nous détournons de lui.
L’honneur dû à nos parents n’est pas un acte d’adoration, mais il y conduit en profondeur. L’amour de nos parents n’est pas un amour totalement absolu ni créateur, mais cet amour est une image de l’amour inconditionnel de Dieu et il y conduit. De fait, c’est d’abord au contact de sa mère que l’enfant a pressenti qu’il était aimé sans condition, qu’il n’avait pas d’abord quelque chose à prouver pour exister, mais qu’il avait seulement à se laisser regarder. « Une femme oublie-t-elle son petit enfant, est-elle sans pitié pour le fils de ses entrailles ? Même si les femmes oubliaient, moi je ne t’oublierai pas » (Is 49, 15).
L’amour paternel et maternel touche à la racine de notre personnalité. Celui qui n’a pas été aimé ni porté par ses parents risque d’être instable et angoissé toute sa vie. Nous comprenons mieux pourquoi le commandement d’honorer nos parents est assorti d’une promesse de vie : « Honore ton père et ta mère, tel est le premier commandement auquel soit attachée une promesse : pour que tu t’en trouves bien et jouisse d’une longue vie sur la terre » (Ep 6, 2). Celui qui honore son père et sa mère reconnaît qu’il a reçu la vie de ses parents, il rend grâce pour ceux qui ont consolidé et fortifié sa personnalité. Mais celui qui n’honore pas ses parents, en définitive ne s’honore pas lui-même, il renie la vie qu’il a reçu, il ne peut plus jouir d’une longue vie sur la terre.
Malgré la faiblesse du père et de la mère, le « manteau de Noé »
Cet honneur dû à notre père et à notre mère est tellement profond qu’il demeure, même lorsque nous découvrons les faiblesses, les limites et parfois les fautes de nos parents. Dès les premières pages de la Bible, il nous est montré l’attitude que nous devons avoir vis-à-vis de notre père ou de notre mère en situation de faiblesse. Après la sortie de l’arche, la Genèse nous dit que Noé entre dans sa tente, s’enivre et se dénude (cf. Gn 9, 20). C’est alors que l’un des fils de Noé voit la nudité de son père, tandis que les deux autres avancent à reculons pour couvrir leur père d’un manteau sans voir sa nudité : « Marchant à reculons, ils couvrirent la nudité de leur père ; leurs visages étaient tournés en arrière et ils ne virent pas la nudité de leur père » (Gn 9, 23).
Honorer son père consiste parfois à couvrir sa nudité et à mettre sur lui le même manteau que celui de Noé. Un tel fils reconnaît alors que les faiblesses de son père appartiennent à Dieu seul. De son côté ce fils doit accepter d’avoir reçu la vie dans la faiblesse sans juger. Dieu n’est pas gêné par la faiblesse humaine, celle-ci n’est pas un obstacle à la communication de la vie. Dieu continue de donner la vie sans diminution, quelles que soient les défaillances des pères terrestres. Celui qui n’accepte pas d’avoir reçu la vie dans la fragilité se déshonore en réalité lui-même et attire sur lui la malédiction. Dans la Genèse, le fils qui a vu la nudité de Noé est maudit (cf. Gn 9, 25).
Cela fait partie d’un moment de maturité très important dans la vie d’un homme que d’entrevoir les faiblesses de son père et de les accepter sans les juger. Le fils qui se pose en juge des fragilités de son père risque toujours de se détruire lui-même. Un tel fils ne reconnaît pas que lui-même est faible, et s’il ne le voit pas, il se renie lui-même. Les parents doivent être honorés par-delà leur situation de faiblesse, parce que cette faiblesse n’annule en aucun cas le don inconditionnel de Dieu qui a été fait à travers eux.
Un honneur plus profond que celui des anges
Nous pourrions penser qu’après Dieu, ce sont d’abord les anges qui devraient être honorés puisque ce sont des créatures célestes. Mais la Bible nous indique qu’immédiatement après l’adoration et l’honneur dû à Dieu vient l’honneur dû à nos parents (cf. Ex 20). Les anges sont directement reliés à Dieu, mais ils ne connaissent pas la grandeur de la maternité ni de la paternité humaine. Un ange reçoit la vie de Dieu sans la médiation d’un père ou d’une mère. L’ange lui-même ne peut pas être père ni mère, il ne peut pas donner la vie. Il peut certes communiquer la lumière et faire des révélations, mais il ne peut pas communiquer la vie ni enfanter.
En un certain sens, l’honneur dû à un père et à une mère est plus grand que celui qui est dû aux anges. Les anges ne connaissent certes pas la fragilité de notre condition corporelle – et de ce point de vue, ils sont supérieurs à nous – mais ils ne connaissent pas la grandeur de la paternité ni de la maternité humaine – et de ce point de vue, ils sont inférieurs à nous. Dieu se sert de notre corps et de notre faiblesse pour faire une alliance qui n’existe pas chez les anges. Dieu donne à l’homme et à la femme de pouvoir communiquer la vie, c’est-à-dire d’être père et mère à leur tour.
Pour l’homme et la femme, la paternité et la maternité se prolongent dans la miséricorde. Celui qui fait miséricorde et qui pardonne devient le reflet de la présence de Dieu. Un père et une mère sont doublement honorables lorsqu’ils éduquent, pardonnent et supportent les faiblesses de leur enfant. Ils ne sont plus seulement alors sources de vie au point de départ, mais par le pardon et la miséricorde, ils continuent à l’être malgré les erreurs de parcours de leur enfant. De leur côté, les anges ne peuvent pas connaître la miséricorde, ni la recevoir, ils sont trop parfaits et tout entier dans l’acte qu’ils posent sans possibilité de retour. Le père et la mère sont plus honorables que les anges parce qu’en définitive, ils nous approchent plus de Dieu lui-même dans son propre mystère de Père, lui qui communique la vie sans limite par-delà nos faiblesses.
Frère Thibault (contributeur)